Évocation de l’histoire de la Bretagne dans quelques disques bretons au temps du Revival
Abstract
À l’origine de mon intérêt pour l’évocation et l’usage du passé dans la chanson ou la musique, il y a ce commentaire d’une chanson du groupe de métal Iron Maiden, glané il y a quelques années sur une page Youtube dédiée au titre « Brave New World ». Bien qu’il s’agisse d’une évocation du roman éponyme d’Aldous Huxley publié en 1932 et traduit en français sous le titre « Le meilleur des mondes », donc de science-fiction, un fan du groupe prétend ceci : « Iron Maiden literally teaches listeners more about history than public schools », c’est-à-dire « Iron Maiden enseigne littéralement aux auditeurs plus sur l'histoire que les écoles privées ». Il est probable que ce commentaire s’applique à l’ensemble de l’œuvre de ce groupe, dont nombre de chansons évoquent des événements historiques, de l’Antiquité à la Guerre Froide. Cette discutable supériorité pédagogique de la musique populaire par rapport à l’école a été également soulignée par Bruce Springsteen qui, dans « No surrender », prétend : « We learned more from a three minute record […] than we ever learned in school » - « Nous avons appris plus d'un disque de trois minutes […] que nous n'avons jamais appris à l'école ». À vrai dire, cela ne surprend pas, si le pouvoir des chansons est difficile à mesurer, on en sait depuis longtemps l’importance. En 1935, Joseph Folliet écrivait dans un recueil de l’Association catholique de la jeunesse Française : « Quel merveilleux moyen de conquête que la chanson ! Supérieur aux livres ou au journal de toute la distance qui sépare la poésie ailée de la prose rampante. On se méfie d’un discours ou d’un article – et l’on a raison – on ne se méfie point d’une chanson – et l’on a tort. » Cependant la chanson reste peu étudiée. Cela tient pour beaucoup à la difficulté de l’exercice. Une chanson c’est à la fois un texte, une mélodie, des interprétations, des réceptions. Elle peut être accompagnée d’images ou d’explications, elle peut être envisagée seule ou dans un ensemble composé. C’est donc un matériau multiforme, difficile à manipuler pour qui n’est pas musicologue, sociologue, sémiologue en plus d’historien.
Les chansons disent du passé, et en Bretagne plusieurs chercheuses et chercheurs se sont attelés à le montrer. On retiendra par exemple les travaux d’Eva Guillorel sur les complaintes, ceux de Daniel Giraudon sur les feuilles volantes, ceux de Donatien Laurent sur le Barzaz Breiz ou sur d’autres chants. Contrairement à ce que proposent ces analyses, il ne sera pas question ici d’étudier la chanson comme chronique, comme témoignage d’un présent devenu passé, ni de refaire ce que Nelly Blanchard a déjà fait sur le Barzaz Breiz, mais de s’intéresser à des chansons populaires contemporaines qui produisent et vulgarisent un discours sur le passé de la Bretagne. Une période me semble particulièrement riche en ce domaine, celle que l’on a qualifié de Revival, c’est-à-dire le début des années 1970, pendant lesquelles la musique bretonne, représentée par quelques têtes d’affiches mais également par une foule de formations diverses, a connu une révolution et une audience sans précédents, surtout entre 1970 et 1974. C’est dans ces années-là qu’a éclos ce que l’on appelle la « nouvelle chanson bretonne » incarnée par Glenmor, Servat, Gwetaz ar Fur et d’autres. C’est aussi à ce moment qu’est apparu le « progressive folk » avec Alan Stivell, qui a ouvert la voie à de multiples groupes, comme Tri Yann, An Triskell, Sonerien Du… Nombre de ces artistes sont ce que l’on appelle des artistes engagés, qui se sont exprimés à maintes reprises, que ce soit dans leurs chansons ou dans les médias, sur leur vision de la Bretagne, de son actualité ou de son passé, à une époque où les revendications des nationalismes régionaux en particulier gagnaient en visibilité.
Les plus connus de ces artistes ont fait l’objet de biographies et hagiographies diverses, mais la recherche universitaire s’y est finalement peu intéressée. On retiendra la thèse de Patrice Elegoet sur la musique et la chanson bretonnes, le mémoire de master de Charlotte Berriet sur la chanson bretonne dans le mouvement breton des années 1950 aux années 1980, ou celui de Jonathan Cren sur les disques du revival. Ces travaux ont surtout mis en évidence l’apport musical de ces artistes à un moment donné, en soulignant leurs intentions artistiques et parfois politiques. Chacun à leur manière, tous ces artistes ont produit de l’identité, dans les mélodies, dans les textes, sur les pochettes de disques, sur scène également, et dans cette production identitaire, tous ont accordé de l’importance à l’histoire de la Bretagne, au point que certains ont clairement eu des intentions pédagogiques à ce sujet. Aussi peut-on se demander qui a produit ces discours sur le passé de la Bretagne, et pourquoi ? Quelle histoire ces artistes ont-ils mis en musique ? Comment s’y sont-ils pris pour le faire ? Pour répondre à ces questions j’ai eu recours à la collection de disques 33 tours du CRBC qui en compte plusieurs centaines, représentant à peu près tout ce qui est sorti en musique bretonne à l’époque qui nous intéresse. Dans ce lot, et pour les années 1970 – plus exactement de 1967 quand est gravé l’enregistrement du concert de Glenmor à la Mutualité, à 1978, année de sortie d’Urba de Tri Yann et de ’Raok dilestra d’Alan Stivell, albums qui fixent des modèles narratifs –, j’ai identifié une trentaine de chansons qui correspondent à 44 interprétations différentes, car deux chansons ont été reprises par plusieurs artistes. Les chanteurs et groupes producteurs de récit musical sur le passé sont Eliane Pronost, Glenmor, Gilles Servat, Alan Stivell, Gweltas ar Fur, Kerguiduff pour les chanteurs ; An Triskell, Tri Yann, Ar Breizerien, War hentou Breiz, Kadig ha Kymry, Québreizh pour les groupes musicaux.
Evidemment, ce corpus n’est pas exhaustif et tout apport supplémentaire est le bienvenu, mais à partir de cela je tâcherai d’abord de dire quelle histoire est écrite et pourquoi. On verra ensuite quelles sont les éventuelles références historiques sur lesquelles s’adosse ce discours sur le passé et quelle conception de l’histoire ces artistes peuvent avoir. Les exemples d’Alan Stivell et de Tri Yann seront ici très utiles. Enfin je mettrai en évidence quelques procédés mis en œuvre pour mettre le passé en musique. […]