L’Ironie de l’Histoire. Pour une grammaire du phénomène totalitaire
Résumé
Comme l’histoire française, l’histoire allemande du XIXe siècle est tout entière dominée par les conséquences de la révolution française, et de l’impuissance de ses promoteurs à parvenir à un nouveau contrat social. Les Allemands cherchent donc eux aussi à refonder leur unité, et eux aussi oscillent tout au long du siècle entre centrismes par addition et centrismes par soustraction des extrêmes (chapitre I, « Banalité de l’Allemagne »). L’Empire bismarckien n’est qu’une des variantes de ces derniers : Bismarck n’est pas allé au bout de la Gauche, puisque son Reichstag élu au suffrage universel n’a pas le pouvoir de renverser le chancelier ; mais il n’est pas non plus allé au bout des valeurs locales de la Droite, puisqu’il a accepté de payer la concentration de pouvoir qu’il a réalisée autour de Berlin par la cassure de l’unité nationale, l’Autriche sortant de l’ensemble allemand (chapitre II, « Bismarck ou la ruine de l’unité allemande »). En 1914, la fracture entre la Gauche et la Droite est donc aussi peu réduite en Allemagne qu’en France. Mais en Allemagne aussi, l’Union sacrée va donner au pays une chance d’en venir à bout : le sublime de l’identité qui s’exprime dans la mobilisation générale peut refonder l’unité qu’avait détruite, à l’époque révolutionnaire, le sublime de la liberté. Encore faut-il obtenir en sa faveur la sanction de la victoire. Or l’Allemagne perd la guerre, et, au moment où, en France, la légitimité revient au bénéfice de la République, elle replonge donc dans la confrontation révolutionnaire de la Gauche et de la Droite, et se retrouve ainsi condamnée à recommencer à osciller pour en sortir entre les deux types de centrismes (chapitre III, « Le contraire de la Révolution »). Elle commence par l’exclusion des extrêmes, avec la République parlementaire tout à fait classique de Weimar, dominée par le Centre catholique ; mais dès 1929, il est clair que cette solution bat de l’aile (chapitre IV, « Les deux baptêmes d’Heinrich Brüning »). La porte s’ouvre donc pour la tentative totalitaire de refondation de l’unité dans le national-socialisme. Le récit dans Mein Kampf du meeting de fondation du parti nazi permet de comprendre sur quel mode Hitler unit extrême Droite dans le discours et extrême Gauche dans la pratique politique, en reprenant dans ses réunions publiques toutes les techniques d’agit-prop de la Gauche en AG (chapitre V, « Hitler comme fondateur »), tandis que sa tentative, dans le même ouvrage, pour définir le terme de völkisch offre une autre entrée sur l’effort idéologique du nazisme pour concilier, à plusieurs niveaux, la Droite et la Gauche (chapitre VI, « Au centre de Mein Kampf »).
Quant au testament politique d’Adolf Hitler, dicté au fond de son bunker quelques heures avant son suicide, il a été négligé par l’historiographie. Il permet pourtant d’entrer dans une compréhension en profondeur du nazisme, car, à le lire de près, on y retrouve tout d’abord une marque ultime de sa nature centriste, qui tient à la désignation par Hitler non pas d’un, mais de deux successeurs, en les personnes du grand-amiral Dönitz, appelé à la présidence du Reich, et de Joseph Goebbels, nommé chancelier. Cette double nomination doit en effet être comprise sur le fond des efforts multipliés par le régime, après le tournant de la guerre, pour aboutir à une paix séparée soit avec Staline, soit avec l’Ouest, c’est-à-dire, dans les catégories mentales du régime nazi, soit avec le bolchevisme, soit avec la réaction – en somme, soit avec la Gauche, soit avec la Droite. L’obstacle principal à cette manœuvre ayant toujours été constitué par le rejet suscité des deux côtés par Hitler, sa mort permet de passer à l’acte, et Dönitz, militaire propret, est donc désigné pour essayer d’aboutir à une entente avec l’Ouest, Goebbels, nazi radical, venu de la Gauche nazie, pour s’aboucher avec Staline. Mais le testament va jusqu’à prévoir l’échec de cette manœuvre et à essayer d’y pourvoir, en visant à permettre la mutation du nazisme en une espèce d’Eglise, unie dans le culte de son Führer défunt et pourtant toujours présent: le texte tâche de présenter sa vie et sa mort sur le mode d’une Imitatio Christi, et la crémation du corps de Hitler a pour but, en rendant impossible à quiconque de disposer, avec son cadavre, d’une preuve formelle de sa mort, de faciliter la croyance en sa survie. (chapitre VII, « Et le Bunker était vide »).