''La soupe et l'angélus'' : le carnet de guerre de Jean-Marie Le Moing, 1916-1920
Abstract
Jean-Marie Le Moing n'était pas censé endosser l'uniforme pour contribuer à l'effort de guerre. Certes, né à Noyal-Pontivy en 1883, il aurait dû être mobilisé, comme l'étaient tous les prêtres français, mais il avait été réformé pour tuberculose pulmonaire, en 1906. Malgré cela, dès 1915, il avait demandé à abandonner sa charge de vicaire à Cléguer pour partir au front comme aumônier. Son évêque avait préféré le nommer provisoirement directeur de l'école libre de Guénin, ce que Jean-Marie Le Moing avait vécu comme une injustice. C'est donc comme engagé volontaire qu'en septembre 1915 le jeune prêtre rejoint l'artillerie coloniale. En mars 1916, après quelques mois de formation, le voilà brigadier infirmier au 3e Régiment d'artillerie coloniale, puis au 23e RAC un an plus tard. En octobre 1917 il est évacué suite à une intoxication au gaz, mais il reprend vite son poste et obtient une citation qui récompense un « brigadier infirmier d'une haute valeur morale et d'un dévouement inlassable. Au cours des offensives de septembre 1918 s'est fait remarquer pour son énergie son endurance et son sang froid au feu ». Jean-Marie Le Moing est enfin démobilisé en mars 1919, au terme de trois années de guerre. Trois années consignées dans un texte original de près de 150 pages, un document hybride assemblé en 1920 qui comprend un « Carnet de route » fait de notes prises dans les premiers mois de la guerre, et une « Addition » constituée de lettres ou d'extraits de lettres adressées pendant le reste du conflit par Jean-Marie à son cousin et à sa cousine Pierre et Marie Bodet. De ce qu'il reste de ces lettres, il apparaît que l'ancien combattant n'en a retenu que ce qui concernait directement son expérience au front, en taisant ou transformant peut-être ça et là quelques petites choses, mais en se conformant aux souhaits testimoniaux de son oncle François Cadic, l'énergique animateur du journal La Paroisse bretonne de Paris. En effet, dès le début de la guerre, Cadic s'est soucié de conserver documents et témoignages liés au conflit. « Gardez précieusement, chacun d'entre vous, ce que le hasard de la correspondance vous confie, écrit Cadic dans la Paroisse bretonne ; notons les faits importants qui nous sont révélés […] Quand la guerre sera terminée, nous contribuerons, par l'apport de notre petit trésor, à la formation du trésor commun. » Aussi publie-t-il dès octobre 1915 le « Carnet de route d'un soldat breton », puis de 1919 à 1924 le « Journal d'un prêtre breton en pays envahi ». C'est dans cet esprit que Jean-Marie Le Moing prend des notes puis assemble son texte. Peut-être a-t-il également été encouragé par la publication anonymée d'une de ses lettres dans La paroisse bretonne en 1917. Mais son texte n'a pas été publié : après 1924, la mode n'est plus à ce genre de récits. Néanmoins, le carnet de Jean-Marie Le Moing est capital pour qui veut entrevoir l'expérience de guerre en tant qu'ordonnancement contextualisé d'un vécu chaotique et à ce titre tâcher d'y déceler l'éventuelle spécificité d'un catholique breton dans la Grande Guerre. Car c'est bien de cela dont il s'agit, au moment où nombre d'historiens s'emparent du fait régional en guerre, des interactions entre petites et grande patries, des « identités troublées », des minorités régionales ou nationales en guerre. À quoi Jean-Marie Le Moing se sent-il appartenir ? Comment se situe-t-il au croisement des appartenances diverses réunies par le conflit ?