La nef de la cathédrale de Strasbourg et l'architecture rayonnante : Une mise au point
Résumé
La nef de la cathédrale de Strasbourg occupe dans l'histoire de l'architecture gothique à l'époque rayonnante une place éminente. Elle fut en effet l'un des tout premiers monuments à introduire et à imposer ce style d'origine parisienne dans l'architecture de l'Empire, jusque là fidèle aux traditions ottoniennes. Depuis l'étude de Hans Reinhardt (1937), dont les conclusions furent réaffirmées dans la monographie de référence que le même auteur publia sur la cathédrale dans son ensemble (1972), l'idée a prévalu chez les historiens de l'art gothique que la nef avait été entreprise dès 1236-1237. Rares sont ceux qui s'aperçurent que cette datation précoce faisait de la nef strasbourgeoise un pionnier inexplicablement solitaire du style rayonnant en terre d'Empire, longtemps avant le chevet de Cologne (1248), avant même que ne soient sortis de terre les principaux représentants de ce style en Ile-de-France, comme la Sainte-Chapelle (1243-1248). Mais au fur et à mesure que s'accumulaient les monographies sur d'autres monuments de cette période en Ile-de-France (Saint-Denis, Notre-Dame de Paris), en Champagne (Reims, Châlons) et dans la vallée du Rhin (Fribourg-en-Brisgau), une révision critique devenait de plus en plus nécessaire. C'est l'objet de cet article, qui, sur la base d'une relecture des sources écrites, des comparaisons stylistiques, et d'un réexamen du contexte historique local, conduit à proposer de dater le début des travaux de la nef vers 1245-1250. L'interruption du chantier notée par Hans Reinhardt à hauteur de la quatrième travée de la nef se situerait non pas en 1250-1253, comme on l'avait pensé bien que cette date ne corresponde à aucun événement significatif dans la vie politique ou religieuse de Strasbourg, mais vers 1261, lorsque le climat de tension entre l'évêque et les bourgeois déboucha sur l'exode du chapitre cathédral, la mise en interdit de la ville, et le conflit armé, réglé au profit des bourgeois par la bataille de Hausbergen en 1262. Les travaux auraient ensuite repris dès l'apaisement de la situation en 1263, et auraient vu la construction des travées occidentales de la nef, la mise en place du jubé, l'ensemble s'achevant en 1275. Ainsi replacé dans le troisième quart du XIIIe siècle, le chantier de Strasbourg retrouve une place moins extravagante dans l'évolution de l'architecture gothique, par rapport aux modèles directs que furent les monuments rayonnants d'Ile-de-France et des régions voisines, mais aussi dans la diffusion du rayonnant jusqu'en Rhénanie, où la réception du style parisien n'est nulle part antérieure à la fin des années 1240. Cette chronologie révisée engage à réécrire l'histoire de l'introduction des formes rayonnantes dans l'Empire, c'est-à-dire le chapitre initial de l'histoire de l'Europe gothique.