Approches (dés)incarnées des Espaces-Temps en Océanie — Pour une décolonisation des savoirs et des méthodes anthropogéographiques dans l’aire océanienne
Résumé
Ce volume inédit contribue à la décolonisation des connaissances et des méthodes issues de la recherche océaniste, en particulier dans les domaines de la géographie, de l’anthropologie et des sciences géomatiques.
Au plan théorique, je défends dans les chapitres I et II une position relativement audacieuse, à savoir que le spatialisme inhérent à la discipline géographique fausse la manière d’appréhender la recherche avec – et non pas sur – les sociétés océaniennes contemporaines. Substantialiser l’Espace en faisant de ce dernier non plus une notion intuitive, mais un concept opératoire, invite ipso facto à penser le vécu des Océaniens à travers son prisme limité et limitant. S’il reste théoriquement envisageable, ce parti pris épistémologique est in fine lourd de conséquences. En plus d’évacuer le Temps de l’équation – pourtant indissociable de l’Espace – il provoque effectivement des ruptures en cascade, non seulement entre les humains et leur environnement immédiat, mais aussi avec leurs communautés, humaines (familles, clans, partenaires de pêche, etc.) comme non-humaines (ancêtre, défunts et déités). Pour appréhender au mieux les continuums multiples par lesquels se définissent généralement les peuples de l’Océanie, la primauté accordée à l’Espace doit être abandonnée au profit d’une approche intégrée de l’Espace et du Temps. Dans cette optique, mon projet scientifique part des travaux pionniers de Bernard Guy sur le Mouvement, et de Max Velmans sur le monisme réflexif, en défendant la position selon laquelle l’expérience vécue des Océaniens peut être approchée efficacement en prêtant attention aux Espaces-Temps qu’ils révèlent au quotidien. Précisément, la perspective révélationniste développée ici part du principe que ces agencements spatiotemporels ne sont pas produits, comme l’entend le paradigme productionniste Lefebvrien, mais déjà présents, à l’état de potentialités, puis actualisés consciemment par le biais d’une réflexivité triple de la conscience – propre (couplage avec l’environnement), étendue (imbrication dans un réseau de consciences plurielles) et immagente (faculté à établir des connexions avec les entités et les phénomènes invisibles). Pour appréhender concrètement ces mécanismes réflexifs, je propose de mettre la focale sur trois types de techniques interdépendantes – corporelle, mentale et artefactuelle.
Sur le plan méthodologique, le chapitre III propose des pistes concrètes pour parvenir à une véritable décolonisation algorithmique de la carte et des systèmes d’information géographique (SIG). L’idée étant de dépasser l’approche anticolonialiste, qui consiste à utiliser la carte et/ou les SIG pour défendre les intérêts « autochtones » (p. ex. lors de revendications foncières), afin de refondre en profondeur ces outils et les adapter aux cultures océaniennes. Sur la base du cadre théorique étayé dans les chapitres I et II, je développe une ontologie géospatiale de haut niveau – baptisée BOO (Basic Oceanian Ontology) – à partir de laquelle je formalise ensuite des objets-relations destinés à être implémentés sur SIG. Ces objets-relations – point-relationnel (rpoint), ligne-relationnelle (rline) et région-relationnelle (rregion) – sont conçus pour intégrer dans leur définition même les dimensions relationnelles (sociales, mais aussi temporelles) intrinsèques des Espaces-Temps océaniens. De façon complémentaire, sont formalisés et implémentés une extension des rregions – les régions de parenté – et quatre opérateurs ad hoc (filiation, alliance, avunculat et germanité) qui permettent de vérifier l’existence de liens entre celles-ci. Je présente également une méthode fonctionnelle qui permet de modéliser des objets aux limites floues à partir de descriptions textuelles et de cartes mentales. Cette approche est un premier pas vers l’opérationnalisation des discours et des supports analogiques (p. ex. dessins sur la sable, sculptures en bois, etc.) qui, bien que mobilisés par les Océaniens, ne sont pour le moment pas reconnus par les politiques, en raison de leur nature hautement « subjective » (métrique inconsistante, multiscalarité, etc.).
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